X Le mystère de Sunningdale
(The Sunningdale Mystery)

 

— Savez-vous où nous allons déjeuner aujourd’hui, Tuppence ?

— Au Ritz ?

— Vous n’y êtes pas !

— Dans ce petit coin charmant de Soho ?

— Non, tout simplement dans un A.B.C.[4] et plus spécialement dans celui-ci.

Tommy poussa prestement sa jeune femme dans l’établissement qu’ils atteignaient et la guida vers une table d’angle au dessus de marbre. En s’asseyant, il décréta :

— Nous sommes très bien ici. En fait, je ne pense pas que nous pourrions trouver mieux.

— Pourquoi cette passion soudaine pour l’existence médiocre des petites gens sans gros revenus ?

Beresford leva un doigt magistral et déclara sentencieusement :

— Vous regardez, Watson, mais vous n’observez point. – Il changea de ton. – Je me demande si l’une de ces demoiselles altières s’abaissera jusqu’à remarquer notre présence ? Oh ! en voilà une qui daigne venir à nous. Il est vrai qu’elle semble penser à tout autre chose. Sans doute, son subconscient ne peut-il s’arracher à des préoccupations du genre : eggs and bacon, harengs grillés et pots de thé. Mademoiselle, s’il vous plaît, je désirerais une côtelette et des pommes sautées, avec une grande tasse de café, pain et beurre, pour Madame, une assiette de langue de bœuf froide.

La serveuse répéta la commande d’un ton neutre mais brusquement, Tuppence se pencha vers elle et l’interrompit.

— Non, pas de côtelette avec pommes de terre sautées. Ce gentleman prendra un gâteau au fromage et un verre de lait.

— Gâteau au fromage et verre de lait – marmonna la serveuse, d’un ton encore plus neutre, ce qui paraissait presque impossible. L’esprit toujours ailleurs, elle s’éloigna :

— Votre intervention était souverainement déplacée, remarqua Tommy d’un ton sec.

— Mais j’ai raison, n’est-ce pas ? Vous vous prenez bien, aujourd’hui, pour « Le vieux Monsieur dans le coin[5] » ? Dans ce cas, où est votre bout de ficelle ?

Tommy sortit de sa poche un long morceau de ficelle et y fit deux nœuds.

— Je n’ai négligé aucun détail.

— Vous avez cependant commis une petite erreur en commandant votre repas.

— Vous autres, les femmes, vous êtes vraiment prosaïques ! S’il y a une chose que je déteste, c’est de boire du lait, et les gâteaux au fromage sont jaunes et ont l’air bilieux.

— Soyez sport, Tommy ! Regardez-moi attaquer ma langue froide. C’est drôlement bon ! Voyez, à présent, je suis toute prête à jouer le rôle de « Miss Polly Burton ». Je vous écoute ?

— Tout d’abord, laissez-moi vous faire remarquer que les affaires sont assez rares, ces temps-ci. Or, si les affaires ne viennent pas à nous, nous devons aller à elles. Appliquons donc notre pouvoir de déduction à l’un des grands mystères du moment, ce qui m’amène au but de cet exposé : le mystère Sunningdale.

— Ah ! le mystère Sunningdale…

Tommy sortit de sa poche une coupure de journal qu’il étala sur la table.

— Voilà le portrait du capitaine Sessle, tel qu’il a paru dans le Daily Leader.

Après avoir examiné la photo, Tuppence soupira :

— Je me demande parfois pour quelles raisons l’on ne porte pas plainte contre les journaux ? Vous voyez là-dessus que c’est un homme et rien de plus !

Son mari enchaîna :

— Lorsque je dis : le mystère Sunningdale, je devrais dire le soi-disant mystère…

— C’en est peut-être un pour la police mais pas pour une intelligence supérieure comme la vôtre ?

— J’ignore ce que vous savez de l’affaire, Tuppence ?

— Tout, mais pour rien au monde, je ne voudrais vous priver du plaisir de me la raconter.

— Il y a juste une semaine qu’eut lieu la macabre découverte sur le célèbre terrain de golf de Sunningdale. Deux membres du club qui se livraient un match matinal, trouvèrent le corps d’un homme, étendu face contre terre sur le septième tee[6]. Avant même de le retourner, ils surent qu’il s’agissait du capitaine Sessle, une personnalité bien connue de l’endroit et qui portait toujours une veste de golf d’un bleu vif très particulier. Le capitaine avait l’habitude de se rendre de très bonne heure sur le terrain pour s’entraîner. D’abord, on pensa qu’il avait été terrassé par un infarctus, mais le médecin révéla qu’il fut assassiné et de façon fort originale. On lui avait percé le cœur avec une épingle à chapeau. L’homme de l’art affirma que la mort remontait au moins à douze heures. Très vite on recueillit des détails intéressants. On sut ainsi que la dernière personne à avoir vu le capitaine vivant, était son ami et partenaire Hollaby, de la Porcupine Assurance Co.

Sessle et lui avaient joué une partie tôt dans l’après-midi. Après le thé, le capitaine suggéra de faire un nouveau parcours avant que la nuit ne tombe. Hollaby ayant accepté, ils se mirent en route. Sessle paraissait d’excellente humeur et en pleine forme.

Il y a un sentier qui traverse le terrain et juste comme ils jouaient sur le 6e « green », Hollaby remarqua une femme qui avançait sur ce sentier. Elle était d’une taille au-dessus de la moyenne et vêtue de marron, mais, à la vérité il n’y prêta pas tellement attention. Quant à Sessle, il ne sembla pas l’avoir vue.

Le sentier dont il est question longeait le 7e tee. La femme l’ayant dépassé, s’était immobilisée à l’autre extrémité, paraissant attendre quelque chose ou quelqu’un. Le capitaine fut le premier à atteindre le tee alors que son ami Hollaby replaçait le drapeau dans le trou. En avançant à son tour, ce dernier fut très surpris de constater que le capitaine s’entretenait avec l’inconnue. À son arrivée, ils s’interrompirent brusquement et Sessle lança par-dessus son épaule : « Un moment Hollaby… Je reviens tout de suite ! » puis, il s’éloigna avec sa compagne, toujours plongés l’un et l’autre dans une vive discussion. À cet endroit, le sentier abandonne le terrain de golf et se glisse entre deux haies bordant des jardins, pour rejoindre la route de Windlesham. Le capitaine Sessle tint parole et réapparut une ou deux minutes plus tard au grand soulagement de son partenaire, car deux joueurs arrivaient derrière eux et le jour tombait rapidement. Ils reprirent leur partie mais, presque tout de suite, Hollaby remarqua que quelque chose venait de troubler son compagnon qui, non seulement manquait nombre de ses coups, mais encore que son visage trahissait une inquiétude certaine. Il répondit à peine aux réflexions de son ami et son jeu devint de plus en plus mauvais. De toute évidence, un événement inattendu venait de lui gâcher le plaisir du jeu. Ils jouèrent cependant ce trou et le huitième puis, le capitaine déclara que l’on n’y voyait presque plus et qu’il rentrait chez lui. De l’endroit où les deux hommes étaient arrivés, un sentier rattrapait la route de Windlesham et le capitaine Sessle l’emprunta. C’était un raccourci le ramenant à son bungalow qui se trouvait sur la route en question. Les deux autres joueurs arrivèrent alors, le commandant Barnard et Mr Lecky, et Hollaby fit allusion au brusque changement d’attitude de son partenaire. Ces gentlemen l’avaient aperçu s’entretenant avec la femme en marron, mais ne s’étaient pas trouvés assez près pour voir et se rappeler le visage de l’inconnue. Tous trois se demandèrent ce qu’elle avait bien pu raconter à leur ami pour le bouleverser à ce point. Ils retournèrent ensemble au pavillon du golf et, d’après ce que l’on sut à cet instant, ils furent les derniers à avoir vu Sessle vivant.

Cela se passait un mercredi. Or, ce jour-là, on délivre des billets bon marché pour Londres. Le couple de domestiques du bungalow de Sessle se trouvait alors en ville et ne revint que par le dernier train. Le mari et la femme pénétrèrent dans le bungalow et, ne voyant personne, pensèrent que leur maître était déjà couché. Mrs Sessle, de son côté, était absente, en visite quelque part.

Le meurtre du Capitaine Sessle était l’événement du jour. Personne ne pouvait découvrir l’ombre d’un mobile à ce crime. L’identité de la femme en marron fut passionnément discutée mais, sans résultat. La police, comme de coutume, fut critiquée pour son indolence… de la façon la plus injuste d’ailleurs, ainsi que l’avenir devait le démontrer. Une semaine plus tard, une jeune fille, Miss Doris Evans, était arrêtée et inculpée du meurtre du capitaine Anthony Sessle. La police avait recueilli très peu d’indices pour aller ainsi de l’avant : une poignée de cheveux blonds trouvée dans la main du mort et quelques brins de laine rouge accrochés à un bouton de sa veste bleue. Une enquête obstinément poursuivie à la gare et dans les environs, avait révélé les faits suivants :

Une jeune fille vêtue d’un manteau et d’une jupe rouges était arrivée par le train ce soir-là vers sept heures et avait demandé sa direction pour gagner la maison du capitaine Sessle. Elle réapparaissait à la gare, deux heures plus tard, son chapeau de travers, les cheveux décoiffés et semblant dans un état de grande agitation. Elle se renseigna sur l’heure des trains pour Londres et ne cessa de se retourner comme si elle avait peur de quelque chose. Nos policiers, avec ce seul détail pour orienter leurs recherches, réussirent à retrouver la jeune fille qui s’appelle Doris Evans. Elle fut inculpée de meurtre et prévenue que tout ce qu’elle dirait pourrait être utilisé contre elle. Elle persista cependant à vouloir faire une déposition qu’elle répéta par le menu et sans aucune variation importante lors des interrogatoires suivants.

Dactylo de profession, elle avait lié connaissance, dans un cinéma avec un homme de bonne apparence à qui elle plut. Ce gentleman se prénommait Anthony et il suggéra à Doris de se rendre à son bungalow de Sunningdale. Elle ne soupçonna pas, à ce moment-là, ni plus tard, qu’il était marié. On décida qu’elle viendrait le voir le mercredi suivant… le jour, vous vous souvenez, où les domestiques seraient absents et la femme de Sessle en visite. Finalement, il lui apprit que son nom de famille était Sessle et lui donna l’adresse de sa maison. Elle arriva au bungalow le soir et fut accueillie par Sessle qui revenait du terrain de golf. Bien qu’il se déclara ravi de la revoir, la jeune fille remarqua que dès le début de leur entretien, ses manières se révélaient étranges, en tout cas différentes de ce qu’elle espérait. La peur l’envahit et elle commença à regretter d’être venue.

Après un souper très simple, préparé d’avance, Sessle suggéra une petite promenade. La jeune fille ayant accepté, il l’emmena le long de la route, puis sur le sentier qui traverse une partie du terrain de golf. Au moment où ils dépassaient le 7e tee, il parut devenir subitement fou. Sortant un revolver de sa poche, il le brandit, déclarant qu’il était au bout du rouleau, que tout devait finir car il se trouvait irrémédiablement ruiné. Il ajouta : « Vous me suivrez, Doris ! Je vous tuerai d’abord, puis je me ferai justice ! On trouvera nos deux corps au matin, l’un près de l’autre… Unis dans la mort ! ». Il tenait la jeune fille par le bras et elle s’efforçait de s’arracher à son étreinte ou de lui enlever son arme. Ils luttèrent sauvagement et c’est vraisemblablement alors qu’il dut lui empoigner les cheveux et accrocher sa robe. Enfin, dans un ultime effort, elle parvint à se libérer et à s’enfuir à toutes jambes, s’attendant à chaque seconde à recevoir une balle dans le dos. Elle tomba deux fois dans sa course, mais réussit à rejoindre la route et regagner la gare.

Voilà l’histoire, telle que la raconte Doris Evans. Elle nie énergiquement avoir percé le cœur de l’homme avec une épingle à chapeau même en invoquant la légitime défense… Elle a peut-être tort sur ce point. À l’appui de sa déclaration, on a trouvé un revolver qui n’avait pas servi, tout près du cadavre. Doris Evans a été déférée devant le tribunal, ce qui n’a pas élucidé le mystère pour autant. S’il faut admettre la véracité de son récit, qui donc a tué le capitaine Sessle ? L’autre femme vêtue de marron et dont l’apparition bouleversa tant la future victime ? Jusqu’ici, personne n’a pu expliquer son rôle dans l’affaire. Elle semble s’être aussi vite matérialisée qu’elle s’est volatilisée. Qui était-elle ? Une habitante de la région ? Une passante ? Dans ce dernier cas, était-elle venue en voiture ou par le train ? À part sa stature, nul ne semble être en état de la décrire. En aucun cas, il ne peut s’agir de Doris Evans, petite et blonde et qui, à ce moment-là, descendait à peine du train.

Tuppence suggéra :

— Mrs Sessle ?

— Malheureusement, c’est aussi une femme de petite taille. De plus, Hollaby la connaît de vue et son alibi est indiscutable. Depuis la mort de Sessle, on a appris que la Porcupine Assurance Co est en liquidation, les comptes ayant révélé d’énormes détournements de fonds. Maintenant, les divagations de Sessle en présence de Doris prennent une signification évidente. Durant des années, il a dû régulièrement prélever de l’argent sur la caisse sans que Mr Hollaby et son fils aient nourri le moindre soupçon. Ils sont, eux aussi, pratiquement ruinés.

En résumé, le capitaine Sessle était à la veille du déshonneur et de la misère. Le suicide eût été une solution logique, mais la nature de la blessure en écarte l’hypothèse.

Tommy se tut enfin, but une gorgée de lait, fit la grimace et mordit avec précaution dans le gâteau au fromage.

— Naturellement – affirma Tommy – j’ai tout de suite repéré où se trouve la faille dans cette affaire et à quel endroit la police s’est engagée sur une fausse piste.

— En vérité ?

Tommy hocha la tête avec amertume.

— Tuppence, c’est relativement facile de jouer le rôle du « Vieil homme dans le coin » mais jusqu’à un certain point. Autant vous l’avouer tout de suite, ma chère, la solution m’échappe. En bref, qui a tué le type ? Je n’en sais rien.

Il sortit des coupures de presse de sa poche.

— Voilà des documents qui vous intéresseront peut-être. Les autres acteurs du drame…

Tuppence examina longuement la photo de Doris Evans.

— De toute manière, elle ne l’a pas tué avec une épingle à chapeau.

— Pourquoi cette certitude ?

— D’abord, elle a les cheveux courts, ensuite, de nos jours, pas une femme sur mille n’utilise d’épingle à chapeau car les coiffures sont désormais bien ajustées et enfoncées sur la tête. On n’a plus besoin de ces instruments préhistoriques.

— N’empêche qu’elle aurait pu en avoir une sur elle, non ?

— Mon cher, n’allez pas vous imaginer que nous gardons ces épingles démodées comme des bijoux de famille ! Pour quelles raisons, cette jeune fille aurait-elle emporté une épingle à chapeau à Sunningdale ?

— Alors, ce doit être l’autre femme, celle en marron ?

— J’aurais préféré qu’elle ne fût pas si grande. Elle aurait pu alors être l’épouse. Je suspecte toujours les femmes légitimes qui sont absentes au bon moment, et ainsi n’ont rien à voir dans le drame coûtant la vie à leur époux. Si elle a découvert que son mari courtisait Doris Evans, elle a très bien pu se jeter sur lui avec une épingle à chapeau.

— J’en déduis qu’il serait bon que je me tienne sur mes gardes s’il m’arrivait d’oublier que je suis votre époux bien-aimé !

Mais, plongée dans ses pensées, Tuppence refusa de se laisser distraire.

— Quel genre de couple formaient les Sessle ? Que disait-on d’eux dans leur entourage ?

— D’après ce qu’on raconte, ils étaient parfaitement considérés et donnaient l’impression d’être très attachés l’un à l’autre. C’est, d’ailleurs, ce qui rend bizarre l’histoire de Doris Evans. Courir après une fille est, semble-t-il, la dernière chose qu’on eût attendue de Sessle. Ancien militaire, possédant une jolie fortune, il s’est lancé dans cette affaire d’assurances. Apparemment, un homme incapable de devenir un escroc.

— Est-ce tellement prouvé qu’il soit devenu un escroc ? Ne serait-ce pas les deux autres qui se seraient approprié l’argent ?

— Les Hollaby ? Mais, ils sont ruinés !

— C’est du moins ce qu’ils affirment. Peut-être ont-ils tout simplement placé l’argent manquant dans une autre banque sous un faux nom ? Je reconnais que mes explications ne sont pas très claires, mais je suis certaine que vous me comprenez. Supposons que les Hollaby, spéculant depuis assez longtemps sans que Sessle s’en soit douté, aient tout perdu ? Dans ce cas, il devenait nécessaire, dans leur intérêt, que Sessle mourût ?

Tommy tapota de ses doigts la photo de Mr Hollaby senior.

— Ainsi, Tuppence, vous accusez ce gentleman respectable d’avoir assassiné son associé et ami ? Vous oubliez qu’il a quitté Sessle sur le terrain de golf en présence de Barnard et Lecky et qu’il a terminé la soirée au club ? D’autre part, il y a toujours cette épingle à chapeau qu’il ne faudrait pas oublier.

— Au diable votre épingle à chapeau ! Vous estimez qu’elle prouve que le meurtre a été commis par une femme, n’est-ce pas ?

— Naturellement ! N’êtes-vous pas d’accord sur ce point ?

— Pas du tout !

— Et pourquoi ?

— Parce que dans notre pays, vous, les hommes, vous êtes plus vieux jeu que partout ailleurs. Il vous faut un temps infini pour vous débarrasser d’idées préconçues. Ainsi, vous associez épingles à chapeaux et cheveux du sexe faible. Vous les tenez pour « armes de femmes ». Cela était peut-être vrai dans le passé, mais de nos jours… !

— Vous pensez donc…

— … Que c’est un homme qui a tué Sessle. L’épingle à chapeau n’a été utilisée que pour persuader la police que le crime était l’œuvre d’une femme.

— Il y a quelque chose d’intéressant dans ce que vous venez de dire, Tuppence. C’est extraordinaire comme les faits semblent s’ordonner et prendre un visage nouveau lorsqu’on les discute.

— Si tout s’enchaîne logiquement, c’est que vous avez décidé de résoudre le problème en le prenant par le bon bout. Souvenez-vous de cette remarque faite par Marriot, un jour, au sujet des dispositions naturelles de l’amateur dans notre profession, qui est toujours capable de se mettre à la place de celui qu’il traque, ce qu’un vrai policier ne saurait plus faire parce que blasé. Que savons-nous du capitaine Sessle et de sa femme ? Tout ce dont ils étaient capables et incapables.

Souriant Tommy demanda :

— Dois-je comprendre que vous vous considérez comme une experte, à la fois au sujet de ce que les femmes à cheveux courts sont supposées posséder et au sujet de ce que les épouses sont enclines à éprouver et de la manière dont elles réagissent ?

— C’est à peu près ça, ne vous en déplaise !

— Et moi ? Qu’est-ce que vous m’accordez comme don particulier ?

— Vous, vous connaissez parfaitement le terrain de golf de Sunningdale. Vous l’avez pratiqué, non en tant que détective, mais en tant qu’amateur de ce sport. Vous, Tommy, vous êtes un expert en ce qui touche le golf et par là, vous devez deviner ce qui est susceptible de démoraliser un joueur en action, au point de dérégler complètement son jeu.

— Ce devait être rudement sérieux car Sessle est un golfeur de bonne qualité. À partir du 7e tee, il s’est mis à jouer comme un débutant, paraît-il.

— Qui vous l’a dit ?

— Barnardet Lecky… Vous vous en souvenez ? ils jouaient juste derrière lui.

— Cet incident s’est passé après que Sessle eut rencontré la femme en marron. Barnard et Lecky l’ont vu lui parler n’est-ce pas ?

— Oui, ou tout au moins ils…

Tommy s’interrompit brusquement et sa femme le regarda, intriguée. Il fixait le morceau de ficelle qu’il tenait à la main mais, en réalité, il donnait l’impression de contempler quelque chose de visible pour lui seul.

— Tommy ! qu’est-ce qu’il y a ?

— Attendez, Tuppence… Je joue le 6e trou à Sunningdale. Sessle et Hollaby occupent le « green » devant moi. Le jour commence à tomber, mais je distingue très bien la veste bleue vif du capitaine. À ma gauche, sur le chemin, une femme s’avance. Elle n’a pas traversé le terrain réservé aux femmes, sur ma droite, sinon je l’aurais remarquée. Il est tout de même étrange que je ne l’aie pas aperçue plus tôt. Du 5e tee par exemple ? Vous venez de me dire, Tuppence, que je connaissais le terrain… Juste derrière le 6e tee, se trouve un petit abri fait de mottes de gazon. N’importe qui pourrait s’y dissimuler pour y modifier son apparence. Tuppence, c’est là que je dois, de nouveau, avoir recours à vos lumières… Serait-il très difficile à un homme de se déguiser en femme ? pourrait-il par exemple, enfiler une jupe sur une culotte de golf ?

— Certainement. Elle paraîtrait un peu forte mais rien de plus. Une jupe marron assez longue et, disons, un pull-over marron du genre que portent aussi bien les hommes que les femmes, enfin un chapeau de feutre avec des boucles de cheveux attachées sur les côtés du chapeau. Ce serait suffisant pour créer l’illusion, à distance, bien entendu, car c’est à cela que vous pensez, j’imagine ? Enlevez la jupe, le chapeau et les boucles, mettez une casquette et vous voilà de nouveau un homme.

— Et le temps nécessaire à ces transformations ?

— Moins de deux minutes, je suppose.

— Donc je suis en train de jouer le 6e trou. La femme en marron parvient à la hauteur du 7e tee qu’elle traverse puis s’arrête. Sessle, dans sa veste bleu vif, s’avance vers elle. Ils parlent un moment, suivent le chemin contournant les arbres et disparaissent. Hollaby reste seul sur le terrain. Un instant s’écoule. À présent, je me trouve sur le parcours. L’homme à la veste bleue réapparaît et reprend son jeu, ratant la plupart de ses coups. Le jour diminue de plus en plus. Mon partenaire et moi continuons. Devant nous, il y a toujours Hollaby et Sessle, ce dernier commettant des erreurs impardonnables. Au 8e tee, je le vois s’éloigner à grands pas dans le chemin. Je ne le reverrai plus. Que lui est-il arrivé pour qu’il se mette à jouer comme s’il était « un autre » ?

— Sa rencontre avec la femme en marron ou avec l’homme si vous supposez qu’il s’est agi d’un homme ?

— Exactement. Là où il se tenait, à l’abri des regards de ceux qui le suivaient, il y a un épais fourré d’ajoncs. On pourrait y dissimuler un cadavre.

— Tommy… vous estimez que c’est à ce moment… mais, voyons, quelqu’un aurait entendu !

— Entendu quoi ? Les médecins sont tombés d’accord pour déclarer que la mort avait dû être instantanée. J’ai vu des hommes tués sur le coup, durant la guerre, croyez-moi, ils sont très discrets les malheureux. Sessle s’avance vers le 7e tee et la femme se porte à sa rencontre. Il reconnaît peut-être en elle un homme dont les traits lui sont familiers. Curieux d’apprendre la raison de cette mascarade, il se laisse entraîner sur le chemin. Un seul coup mortel avec l’épingle à chapeau, Sessle tombe foudroyé. Le meurtrier tire son cadavre dans le fourré, enfile la veste bleue, cache son déguisement féminin, avant de retourner sur le terrain. Les deux joueurs qui suivent ne voient que le vêtement si connu du capitaine et ne doutent donc pas qu’il s’agisse de Sessle. Mais, le jeu du criminel n’a pas la classe de celui de Sessle. Les témoins ont été unanimes pour dire qu’il a joué comme un « autre homme ». Ils avaient raison, Tuppence, car il s’agissait effectivement de quelqu’un d’autre.

— Mais…

— La venue de Doris Evans est à mettre au compte d’un autre que Sessle. Ce n’est pas le capitaine qui a fait la connaissance de la jeune fille dans un cinéma et qui l’a persuadée de se rendre à Sunningdale, mais un homme qui prenait le nom de Sessle pour l’occasion. Rappelez-vous que Miss Evans ne fut arrêtée que quinze jours après le crime. Elle n’avait jamais vu le cadavre. Si elle l’avait vu, elle aurait étonné tout le monde en déclarant que ce n’était pas là le gentleman l’ayant emmenée sur le terrain de golf et qui lui avait parlé non seulement de se suicider mais aussi de la tuer. Nous sommes en face d’une combinaison soigneusement mise au point : la jeune fille invitée le mercredi, alors que le bungalow de Sessle est vide, puis l’épingle à chapeau qui fera soupçonner une femme. Le meurtrier rencontre Doris dans le bungalow, lui offre à dîner puis l’emmène sur le terrain de golf. Lorsqu’ils parviennent sur le théâtre du crime, l’homme sort son revolver, terrorise la jeune fille et quand elle s’est enfuie en courant, il ne lui reste plus qu’à sortir le cadavre de Sessle du fourré et à le placer là où il se tenait avec Doris. Il jette l’arme près du corps, fait un paquet de son déguisement féminin et, selon toute vraisemblance, mais je reconnais que ce n’est là qu’une hypothèse, se rend à pied jusqu’à Woking qui est à 6 ou 7 miles de là et rentre à Londres.

— Il y a quelque chose qui cloche dans votre démonstration, Tommy ? Vous avez oublié Hollaby.

— Comment ça ?

— J’admets que Barnard et Lecky n’aient pu se rendre compte de la substitution entre Sessle et son meurtrier, mais son partenaire ? Ou alors, voudriez-vous me persuader qu’Hollaby était tellement hypnotisé par la veste bleue qu’il n’a prêté attention à rien d’autre ?

— Ma chère vieille Tuppence, c’est justement là le nœud du problème. Hollaby était complice. Ainsi, vous le voyez, j’adopte votre théorie touchant la culpabilité du père et du fils qui ont commis ce meurtre, parce que ce sont eux qui détournaient les fonds et non Sessle. Il fallait, de toute évidence, que le meurtrier connût assez bien la victime et son entourage pour savoir que les domestiques n’étaient pas au bungalow le mercredi et que Mrs Sessle serait également absente, pour pouvoir enfin faire exécuter un double de la clef du bungalow. J’estime qu’Hollaby junior répond parfaitement à ces données essentielles. De plus, il est à peu près de la taille et de la corpulence de Sessle et a, comme lui, le visage rasé. Doris Evans avait sans doute vu des photos de la victime sur le journal mais, comme vous le faisiez remarquer vous-même, ma chère, elle n’a pas pu se rendre compte de la différence des traits.

— Mais, n’a-t-elle pas rencontré Hollaby junior, au tribunal ?

— Il ne s’est pas montré au cours des débats. Pourquoi l’aurait-il fait ? Il n’avait aucun témoignage à apporter. C’est le vieil Hollaby, avec son alibi irréfutable, qui tint la vedette. Personne n’a songé à demander où était le fils pendant que le père jouait au golf avec Sessle.

— Je reconnais que, dans votre démonstration, tout s’enchaîne très bien. Allez-vous rééditer votre brillante démonstration au Yard ?

— Je crains qu’on ne m’écoute pas.

Dans le dos de Tommy une grosse voix remarqua :

— Vous avez tort de penser cela, Mr Beresford.

L’interpellé exécuta une volte-face pour se trouver en présence de Marriot qui achevait de déjeuner et lui confia, en souriant :

— Je viens souvent prendre un repas ici. Je puis vous assurer, Mr Beresford, que le Yard vous écoutera. Au vrai, il vous a déjà entendu si je puis dire, car nous n’avons jamais été très satisfaits de la conclusion de ce procès. Voyez-vous, il y a longtemps que nous avons les Hollaby à l’œil sans pouvoir trouver le moyen de les inquiéter. Ce sont des malins. Enfin, le meurtre de Sunningdale a semblé démontrer que nous nous trompions sur le compte du père et du fils. À cause de vous et de Mrs Beresford, nous allons confronter Doris Evans et Hollaby Junior. Une idée vraiment ingénieuse, votre théorie de la veste bleue. Je veillerai à ce que les « Brillants détectives de Blunt » s’en voient attribuer le mérite.

— Très chic de votre part, Marriot.

— Nous avons la meilleure opinion de vous deux, au Yard. Puis-je vous demander, Mr Beresford, à quoi sert ce morceau de ficelle que vous tenez entre les doigts ?

Gêné, Tommy fit disparaître la ficelle dans sa poche.

— À rien du tout. Une mauvaise habitude. Quant au gâteau au fromage et au verre de lait… un régime que je suis obligé de suivre.

Ironique, Marriot feignit d’être dupe mais ne put se tenir de dire :

— Sur le moment, j’ai cru que vous aviez trop lu les romans de… oh ! et puis cela n’a aucune importance, il n’y a que le résultat qui compte.

Associés contre le crime - Le crime est notre affaire
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